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Christoph Tannert

Christoph Tannert est un critique d'art et commissaire d'exposition allemand.
Né à Leipzig (DE) en 1955, il vit et travaille à Berlin (DE). Il a étudié l'histoire de l'art et l'archéologie à l'Université Humboldt de Berlin, où il a obtenu un magister Artium en 1981. Ses domaines d'expertise incluent la peinture, la photographie et l'art vidéo. Il a cofondé le Brandenburgischer Kunstverein de Potsdam (DE) en 1994 et en est devenu vice-président en 2003. La même année, il a été nommé au conseil d'administration du Festival de photographie de Berlin. Depuis 2000, il dirige le Künstlerhaus Bethanien, un centre culturel international et une résidence d'artistes disposant d'ateliers et d'espaces d'exposition à Berlin. Depuis 1981, il est commissaire et édite les catalogues de nombreuses expositions consacrées aux arts visuels en général.

Le silence parlant des peintures de Mickaël Doucet

 

 

Parmi les peintres de notre époque, Mickaël Doucet occupe la place d’un esthète fortement marqué par l’architecture, dont le cheminement pictural se reflète dans les spécificités propres à ses différentes séries. Dès ses premières œuvres, c’est le dualisme entre éléments architecturaux et aplats de couleur lumineux qui détermine ses compositions, tantôt géométriques, tantôt ornementales, aux motifs figuratifs autant qu’abstraits.

 Au fil des années, l’artiste a diversifié ces agencements à l’équilibre précaire pour aboutir à une condensation synonyme d’une présence forte. Les titres de ses œuvres, qui amènent souvent une réflexion philosophique, mettent en exergue ce que la peinture met en image, entre vision et positionnement, entre ouverture intellectuelle et concrétisation de la forme. Parmi les références essentielles de son œuvre figure le Mid-Century Modern, un courant esthétique d’après-guerre qui réunissait design d’intérieur, conception industrielle et architecture.

Le Mid-Century Modern se caractérisait par le fait que ses projets associaient, dans leur conception même, style et fonctionnalité. Si la portée temporelle du mouvement est difficile à cerner, ses débuts remontent aux tendances constructivistes et fonctionnalistes des années 1930, fortement influencées par le Bauhaus. À partir des années 1940, son attrait ne cesse de s’affirmer au niveau international, évoluant par vagues successives jusqu’au début des années 1970, ponctuées de renouveaux jusqu’à nos jours. Bien qu’il trouve ses origines en Europe, il se répandra surtout aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, grâce à la vague d’émigrants membres du Bauhaus.

Les tableaux de Mickaël Doucet reflètent le credo du Mid-Century Modern en ce qui concerne l’utilisation de matériaux innovants : béton apparent dans des structures souvent angulaires et monumentales, surfaces lisses et fenêtres panoramiques pour faire entrer la nature, meubles réalisés à partir de panneaux multiplex courbés, tubes d’aluminium, fibre de verre, stratifié plastique et placage de bois.(1)

Dans la mesure où le style du Mid-Century Modern s’avère proprement atemporel, les tableaux de Mickaël Doucet ne nous paraissent jamais démodés ou nostalgiques, mais « contemporains ». La matérialité de l’architecture brutaliste (2), en particulier, leur confère stabilité et ancrage spatial. En même temps, cette impression réconfortante d’immuabilité est rompue par la dynamique des éclats de couleur.

 L’Egg Chair de 1958 du designer danois Arne Jacobsen, qui vient s’insérer dans Une fois l’été passé (2012) comme dans une sorte de huis clos, est un clin d’œil au passé, mais aussi l’expression colorée d’une mélancolie qui naît de la conscience de la finitude, de l’éphémère, du passé.

Nombreuses sont les œuvres de Mickaël Doucet qui semblent traversées par une ambiance de tristesse et de nostalgie, liée à l’appréhension du temps et de la disparition. Des tableaux tels que Le paradis perdu (2015) ou Le paradis retrouvé (2015) ou encore L’odeur du passé évanoui (2021) accentuent ce sentiment.

La série « Melancolia » (2022/2023) est tout entière vouée à une réflexion sur la manière dont la vie se recouvre d’un voile mélancolique à mesure que le temps passe, sans que celui-ci, par nature difficile à saisir, n’assombrisse pourtant la représentation picturale. La mélancolie, chez Mickaël Doucet, est un état flottant et insaisissable empreint d’une sorte de douceur, telle une drogue qui ne libèrerait pas d’hormones euphorisantes, mais nous toucherait au plus profond de nous-mêmes et nous plongerait dans des univers picturaux fantasmés ou rêvés.

 Tant par le choix des motifs et des accessoires que par celui des lieux, l’artiste évolue dans des sphères délicatement tissées qui donnent corps à ses visions et sentiments et nous invitent à découvrir les univers qu’il perçoit et conçoit. Il s’avance dans un monde interstitiel aux accents surréalistes, par exemple au moyen d’un escalier (comme dans le tableau « L’inquiétante étrangeté » de 2013) qui aurait pu être inventé par Dante Bini, ce créateur-magicien d’architectures en forme de coquilles aux minces parois, et dépeint des changements d’état certes familiers, mais rarement mis en images.

D’une série à l’autre, l’artiste réitère ses principes formels, tout en se montrant ouvert au changement, à l’association et à la modulation, soulignant par là même que la variation permet de multiplier les significations : il prône le dérèglement des sens contre l’unidimensionnalité. Mickaël Doucet ne s’attache guère à la figure humaine. À l’instar des impressionnistes, il cherche la vérité dans le reflet du monde et non dans l’éclat d’un visage. Ses tableaux sont des merveilles de géométrie, dont les motifs et ornements guident le regard, au même titre que les dalles et les dossiers de chaise chez Vermeer.

 Mais il est tout aussi évident que l’abstraction, notamment celle de la figure humaine, ne conduit pas chez lui à la disparition de toute humanité. Ainsi, le principe des « Mélodies du silence », comme l’artiste les appelle à juste titre, fonctionne d’autant mieux qu’elles renoncent totalement à la figure humaine en tant que vecteur d’émotions. À sa place figurent, dans plusieurs tableaux, des figurines et statuettes de différentes époques, d’origine européenne ou extra-européenne.

 Ces sculptures anthropomorphes nous font ressentir la présence humaine à travers les âges et les continents. De même, tous les autres objets placés dans ces intérieurs ont pour objectif de leur conférer un charme rétro tout en indiquant la distance idéale par rapport au spectateur. En effet, tous ces objets nous invitent à les regarder, mais pas forcément pour les identifier, puisqu’ils renvoient souvent à des icônes du design – avec un enthousiasme marqué pour les formes miraculeuses plutôt que pour les banalités du quotidien. Car même si la magie et la religion ne jouent (plus) guère de rôle dans notre culture, nous avons conservé cette relation quasi mystique aux œuvres d’art.

Mickaël Doucet répond à cette attente cachée et nous invite à la contemplation. Ce qui dénote sa pratique, c’est que ses œuvres ont acquis la capacité de parler en se taisant. Leur qualité particulière réside dans le fait que leur effusion de silence est empreinte d’une formidable vivacité où la vitalité des couleurs suffit à affirmer leur autonomie. Pour mieux comprendre le système de références intrinsèques qui sous-tend la peinture de Mickaël Doucet, on la rapprochera de la pensée de Gaston Bachelard, qui, dans La poétique de l’espace de 1957(3), indiquait la marche à suivre. Au moment où Emil Staiger, dans Le temps comme imagination du poète4, esquissait une « poétique du temps », Bachelard développait une « poétique de l’espace ». Les deux textes avaient pour objectif d’explorer l’imagination poétique. La philosophie de Bachelard s’appuie sur l’intérêt de la psychanalyse pour l’interprétation des symboles, tout en suivant une voie distincte, nourrie par sa certitude que l’acte poétique, dans son lien avec l’imagination, échappe fondamentalement à de telles recherches.

 Mickaël Doucet emprunte ce chemin en tant que peintre, en donnant à voir des espaces qui incitent à la réflexion parce qu’ils visualisent à la fois les réalités du rêve et les constructions du réel. La présence de ses tableaux est aussi réelle qu’inventée. Et parce qu’il n’est pas clair si ces images sont un écho du passé, du présent ou du futur, nous n’avons pas d’autre choix que de situer l’origine de ces réverbérations dans l’ouverture, sur un axe temporel qui permet de mesurer l’étendue de la durée entre événements et dont la perception varie en fonction de la vitesse et de la gravité. Depuis longtemps déjà, l’artiste est féru de voyages. Le Japon, avec sa culture zen et ses intérieurs minimalistes, l’ont particulièrement séduit. La série de peintures à l’huile sur papier intitulée « Images flottantes, mondes éphémères » (2019) est un hommage aux estampes japonaises de la période de Katsushika Hokusai (1760-1849) et Utagawa Hiroshige (1797-1858).

 Mickaël Doucet explique que « ces œuvres s’inscrivent en continuité de mes questionnements en tant que peintre et de mes recherches sur les rapports entre les civilisations passées, qu’elles soient occidentales, orientales ou autres, et notre propre civilisation occidentale contemporaine (5). »

 Il est par ailleurs animé par un amour profond de la nature.

Dans ses œuvres, la mer et la végétation sont autant de projections visant à stimuler notre pensée imagée dans le champ grouillant des rêves collectifs et à donner à ses tableaux un air de mystère latent. Mais bien que toute représentation de la nature à l’état brut constitue une antithèse bienvenue aux ravages de l’industrialisation, Mickaël Doucet ne considère en aucun cas ses implants de feuilles tropicales comme messagers du jardin d’Éden.  

La représentation de différentes formes de feuilles de la série « Etudes de plantes » (2016) doit plutôt être interprétée comme une recherche située et une critique d’associations héritées, c’est-à dire comme une interrogation sur ses propres représentations romantiques.

Une série entière est par ailleurs consacrée aux références à l’Antiquité. Il est difficile de savoir si, dans Ô Byzance, Ô Luxuriance (2018), les statues antiques sont réveillées ou envahies par le feuillage, voire si la nature s’empare de notre civilisation sous des auspices dystopiques. Quoi qu’il en soit, Mickaël Doucet marie subtilement l’ancien et le contemporain et parvient ainsi à éviter l’écueil des malentendus et clichés qui lestent notre compréhension de l’Antiquité.  Au lieu de dissocier les époques, il présente le passé et le présent comme agissant en même temps. De ce fait, son art se distingue par une utilisation aussi peu conventionnelle que non idéologique des ressources culturelles de l’humanité, mais aussi des différentes dimensions du temps.

Les fragments omniprésents d’un temps perdu – réécrits et réinterprétés d’une époque à l’autre, parfois idéalisés ou détournés à des fins idéologiques – composent ici quelque chose comme un fil de l’histoire qui ne se serait jamais rompu. Dans l’art de Mickaël Doucet, la recherche de l’esprit du lieu, la poétique de l’espace et la mémoire ou le souvenir du temps6 se répondent de manière sensationnelle.

 L’artiste fait de son œuvre le site même de la vie, une peinture pleine de vie et de gravité, dont les séduisantes explorations de l’inconscient se caractérisent d’abord par leur souci de justesse.

 

 

Christoph Tannert

Critique d'art et organisateur d'expositions, ancien directeur artistique du Kunsthaus Bethanien de Berlin-Kreuzberg

Traduit de l'allemand par Patrick Kremer

 

 

 

 

 

 

 

NOTES

 

(1) On retrouve ses principales caractéristiques dans les projets d’ameublement de Charles et Ray Eames, Florence et Hans Knoll ou Arne Jacobsen. Parmi les architectes associés au mouvement figurent Richard Neutra et Rudolph Michael Schindler, connus surtout pour leurs villas dans le sud de la Californie.

(2) Le terme « brutalisme » (qui remonte à Le Corbusier) est dérivé du béton brut. Ce style, populaire dans le monde entier dans les années 1960 et 1970, se distingue par son utilisation du béton pour la construction de bâtiments massifs et anguleux. En allemand, le terme Sichtbeton (béton apparent) est souvent utilisé de manière synonyme.

(3) Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1957.

(4) Emil Staiger, Die Zeit als Einbildungskraft des Dichters. Untersuchungen zu Gedichten von Brentano, Goethe und Keller, Zürich, Atlantis, 1939.

(5) « Ces œuvres s’inscrivent en continuité de mes questionnements en tant que peintre et de mes recherches sur les rapports entre les civilisations passées, qu’elles soient occidentales, orientales ou autres, et notre propre civilisation occidentale contemporaine. » Cf. https://www.mickaeldoucet.com [consulté le 23 juin 2025].

(6) L’artiste mobilise à plusieurs reprises ce concept, notamment dans La mémoire du temps (2024), Dans l’épaisseur du temps (2024), La chute du temps (2024) et Kairos/Le temps du moment opportun (2023).

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